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Violence et aliénation: le cas américain.

publié le 11/07/2022

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Pierre Taminiaux

Cet article traite de la récente vague de violence aléatoire aux États-Unis. Il s'efforce d'expliquer les causes psychologiques, culturelles, sociales et politiques de celle-ci.

Les tueries engendrées par les armes à feu ne cessent de se multiplier aux États-Unis. Il ne s'agit pas d'un phénomène nouveau, mais leur amplification récente ne peut que troubler néanmoins l'observateur étranger, en particulier français. Un vent de folie semble ainsi souffler sur l'Amérique contemporaine. Je tenterai ici d'éclairer les raisons d'une telle situation et de souligner leur caractère multiforme. Je distinguerai alors quatre types d'aliénation qui toutes jouent un rôle important dans ces événements inquiétants.

Tout d'abord, il faut évoquer une aliénation psychologique qui touche une grande partie des auteurs de ces meurtres en série. Ceux-ci sont en effet souvent de jeunes 'loners' privés de liens affectifs et communautaires forts ou alors des hommes plus âgés qui traversent des crises familiales et personnelles, comme le divorce, par exemple. La pandémie a à bien des égards accentué cette aliénation psychologique, en imposant un confinement généralisé qui a souvent réduit les relations sociales à des interactions virtuelles ou à distance. C'est ce que j'appelerai le syndrome 'Taxi Driver', en référence au célèbre film des années soixante-dix qui mettait en scène un chauffeur de taxi solitaire basculant irrésistiblement dans la violence aveugle.  

La deuxième forme d'aliénation que je considérerai ici est de nature culturelle. L'Amérique, en effet, demeure le premier pays producteur et exportateur d'images violentes du monde. On ne compte plus ainsi les films, séries télévisées ou jeux vidéos qui exploitent le caractère spectaculaire de cette violence au nom de profits commerciaux énormes. Il est frappant, à cet égard, de constater que ce sont souvent des jeunes à peine sortis de l'adolescence qui sont responsables de ces tueries. Or, c'est précisément cette classe d'âge qui est la plus avide de telles images et la plus susceptible d'être fascinée par elles. Le développement illimité des nouvelles technologies a rendu cette représentation de la violence encore plus commune dans la vie quotidienne. Celle-ci est ainsi devenue presque banale et est surtout accessible et visible à tout moment. 

La troisième forme d'aliénation est de nature socio-économique. Malgré son apparente puissance, l'Amérique compte aujourd'hui cent quarante millions de citoyens qui sont soit victimes de la pauvreté pure et simple, soit seulement bénéficaires de bas salaires. La récente hausse des prix a rendu la vie de ces citoyens encore plus difficile et a en particulier accentué leur sentiment d'insécurité matérielle. Or, et cela constitue une réalité universelle, plus une société engendre la pauvreté et la marginalité sociale, plus elle suscite simultanément des actes de violence qui donnent l'illusion de pouvoir surmonter la précarité des conditions de vie. L'écart grandissant entre riches et pauvres dans les États-Unis d'aujourd'hui, écart entretenu ou simplement ignoré par l'establishment politique dans son ensemble, reflète ainsi un malaise général issu des valeurs de la mondialisation capitaliste d'origine essentiellement américaine.

La quatrième et dernière forme d'aliénation est de nature politique. La société américaine a en effet connu ces dernières années un virage à droite inquiétant que l'élection de Donald Trump a exprimé avec force. Le mouvement des suprématistes blancs, en particulier, a été enhardi par une telle élection, de même que de nombreux groupuscules d'extrême-droite dont l'activité a redoublé de vigueur en ces circonstances. Jamais sans doute dans l'histoire de l'Amérique contemporaine cette dérive fascisante du politique n'a-t-elle été aussi prononcée. Il faudrait sans doute remonter aux années cinquante et à la période maccarthyste de la chasse aux sorcières pour retrouver les traces d'une telle intolérance idéologique.

L'assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021 a particulièrement éclairé les dangers d'une telle dérive pour la démocratie et ses institutions, aussi imparfaites soient-elles. Le fascisme constitue par définition une idéologie qui légitimise la violence politique sous toutes ses formes. Son histoire, au XXe siècle, a été avant tout associée au vieux continent et à ses différents régimes totalitaires, de l'Allemagne nazie à l'Espagne franquiste. Il est donc troublant d'observer qu'aujourd'hui une telle tradition est en voie de se propager à travers le territoire nord-américain. Le fait que soixante-quatorze millions de citoyens aient encore apporté en 2020 leur soutien à l'homme-symbole d'une telle dérive ne peut que susciter notre réflexion critique. 

Selon une telle perspective, la violence est conçue à la fois comme une méthode radicale et particulièrement efficace d'élimination de l'ennemi et comme un mode privilégié d'expression d'idées politiques. Plusieurs auteurs de ces tueries récentes ont ainsi revendiqué leur appartenance au mouvement des suprématistes blancs, un mouvement certes négligeable en simple nombre d'adeptes, mais cependant influent dans sa vision profondément nihiliste de la démocratie. 

On l'aura compris: une telle succession de tueries ne peut se réduire à un ensemble de faits divers, aussi sanglants et meurtriers soient-ils. Elle témoigne d'un ordre social malade dans lequel la notion de justice est de plus en plus accaparée par des individus et des groupes aux motivations suspectes. A bien des égards, elle manifeste une énorme régression qui, de manière troublante, rapproche l'Amérique du XXIe siècle de celle du XIXe siècle, à l'époque où les pionniers du Far-West se transformaient régulièrement en justiciers violents pour préserver leur territoire et leur intégrité personnels. 

Beaucoup d'observateurs, de nos jours, prétendent que de telles horreurs sont à mettre exclusivement sur le compte de la vente libre des armes à feu. De nombreuses lois ont ainsi été votées et mises en application récemment: elles tentent toutes de limiter ces ventes ou en tout cas de mieux contrôler l'identité des acheteurs et utilisateurs des armes à feu. Cependant, ces nouvelles législations n'ont que peu d'effet sur la réalité, dans la mesure où elles touchent rarement au problème aigu des armes semi-automatiques et de leur diffusion aisée dans la société américaine. Le pouvoir politique et économique énorme de la National Rifle Association, dans cette perspective, pèse lourdement sur les décisions des législateurs, le plus souvent trop timides et modérées. 

Mon propos dans cet article est justement de démontrer que l'insistance sur le problème de la vente libre des armes à feu ne peut que cacher les causes profondes d'une telle crise. Celles-ci sont beaucoup plus complexes et exigent une attention soutenue aux véritables défis que pose l'évolution récente de la société américaine. Car la violence radicale que celle-ci connaît aujourd'hui est aussi l'expression d'un modèle socio-économique, le capitalisme, qui à bien des égards nourrit en permanence les conflits entre les hommes et entre les classes. Le 'struggle for life', en ce sens, débouche inévitablement sur des formes aiguës de violence et sur un climat d'hostilité. L'homme devient ainsi trop souvent un loup pour l'homme, malgré l'encadrement nécessaire fourni par les lois. 

Ce qui est fondamentalement en jeu dans ces tueries multiples, c'est la survie de la démocratie et du contrat social qui la caractérise. L'homme livré à l'état de nature et à la sauvagerie ne peut de toute évidence connaître de liberté authentique. Il est réduit à un combat permanent contre les autres dans lequel il ne peut que se perdre et nier sa propre existence. La scène politique américaine de ces dernières années a ainsi connu un processsus de radicalisation extrême marqué par l'émergence des fanatismes, qu'ils soient de gauche ou de droite, du mouvement Woke à Trump. Mais le fanatisme, par définition, rend impossible toute forme de dialogue authentique à l'intérieur de la société. 

Aux divers dogmatismes dominants devrait dès lors répondre le sens renouvelé du relativisme et du compromis. On est actuellement loin du compte. Les puissants médias de masse portent certainement une part de responsabilité dans cette situation: ils entretiennent en effet le plus souvent un climat de tension et d'antagonismes viscéraux, comme le démontre en particulier l'exemple de Fox News. Le changement nécessaire dans les consciences ne pourra donc qu'être issu d'un changement dans l'ordre de la représentation et des images qui la composent. 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

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