Société
logo

Le nouveau mal radical

publié le 23/10/2023

couverture-tribune

Photographie de l'auteur

Cet article se propose de redéfinir la notion philosophique moderne de mal radical à la lumière des récents attentats du Hamas en Israël. Il s'agit de montrer que ces attentats s'inscrivent dans un mouvement néo-fasciste global qui apparait aujourd'hui presque irrésistible.

Les récents attentats perpétrés par le Hamas en Israël ont créé dans le monde entier un choc psychologique sans précédent. Leur sauvagerie sans limite ne peut que bouleverser l'observateur. Elle le force à s'engager et à répondre d'une exigence morale et existentielle très ferme. Car ce qu'il s'est passé déborde à bien des égards du domaine du politique : c'est notre humanité commune alors qui a été attaquée et radicalement niée dans ces actes innommables.

Certains ont à ce sujet fait référence aux pogroms. C'est le cas en particulier d'Alain Finkielkraut. Pourtant, je ne suis pas certain que cette dernière référence soit judicieuse, dans la mesure où de telles persécutions contre la communauté juive prirent place dans un tout autre contexte culturel et historique. Ce sont les chrétiens, en effet, catholiques ou orthodoxes, qui pourchassèrent pendant longtemps les membres de cette communauté en Pologne et en Roumanie en particulier, et non les musulmans. L'origine de ces pogroms en Europe de l'Est (mais aussi de l'Ouest) remonta par ailleurs au Moyen-Âge, alors que le conflit israélo-palestinien s'inscrit lui dans le XXe et le XXIe siècle. 

Ce conflit existe depuis maintenant soixante-quinze ans, c'est-à-dire depuis la fondation de l'État d'Israël. Aucun autre conflit moderne n'a duré aussi longtemps, que ce soient les deux guerres mondiales ou les guerres d'Algérie et du Vietnam. Une telle longévité est due au fait qu'il ne s'agit pas strictement d'un conflit idéologique, comme ce fut le cas pour la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide, mais d'un conflit reposant sur la terre et sa propriété. 

Il est incontestable que l'occupation de la terre d'origine par des forces étrangères constitue pour tout peuple une humiliation et une blessure inguérissables. Il suffit de songer au traumatisme national que fut pour la France la période de l'Occupation. Ce traumatisme eut ainsi une influence considérable sur les débats politiques de l'après-guerre et ce jusqu'à aujourd'hui. Il se fit longtemps sentir dans la chair et dans l'esprit de nombreux Français. Il engendra par ailleurs un nombre incalculable de livres et de films au contenu polémique. Être occupé, en ce sens, c'est être marqué à jamais dans son identité. Ceci est bien une réalité universelle. 

En ce sens, il n'y aura pas de solution des deux États en Palestine. Les atrocités commises par le Hamas ont définitivement enterré une telle possibilité qui apparait maintenant comme une pure utopie. Le partage à l'amiable de la terre, dès lors, ne peut plus se concevoir. Je dis bien conflit territorial plutôt qu'idéologique, dans la mesure où les deux pouvoirs qui s'affrontent, le pouvoir israélien et le pouvoir de Gaza, ont choisi tous deux la voie de l'extrême-droite et de la violence exercée contre les civils innocents. 

Dans le cas d'Israël, cette dérive fascisante est sans antécédent. Le Parti travailliste, d'inspiration socialiste, domina en effet longtemps la scène politique israélienne. Le Likud, qui fut seulement à l'origine un parti nationaliste et conservateur, ne fut ainsi fondé qu'en 1973, soit un quart de siècle après la naissance de l'État sioniste. L'extrémisme droitier et faussement populiste de Benjamin Netanyahu a ainsi précipité son peuple dans une spirale de la guerre et de la destruction dont on ne voit pas la fin.

Dans cette perspective, le conflit actuel en Palestine témoigne du renouveau global du fascisme, renouveau inquiétant qui nous force à redéfinir le mal radical dans le monde contemporain. Pendant longtemps, en effet, ce mal radical fut associé dans la pensée occidentale au nazisme et à l'événement tragique de la Shoah. Or, notre époque a donné naissance à d'autres mouvements fascistes qui se réclament ou non du nazisme. L'extrême-droite ultra-orthodoxe israélienne et le Hamas, ainsi, constituent des exemples frappants et indiscutables de cette renaissance globale. 

Tout fascisme, on le sait, repose sur une célébration de la haine, saisie comme une puissance dynamique de transfiguration de la communauté nationale. Cette puissance nourrit en premier lieu le projet antisémite des nazis. On retrouve bien évidemment cette haine sans fard dans le Hamas, mais aussi chez les colons sionistes radicaux. Cette haine radicale rend impossible à court et à moyen terme la résolution du conflit en Palestine. Elle est tellement viscérale qu'elle interdit tout espoir de dialogue entre les deux camps. 

Soyons clair : nous vivons actuellement de manière globale une situation politique très dangereuse. Il faut remonter aux années trente pour trouver l'équivalent de celle-ci. Jamais sans doute depuis ces années noires; les notions sacrées de liberté et de démocratie n'ont elles été autant rejetées et bafouées par des pouvoirs et des gouvernements d'extrême-droite en plein coeur de l'Occident. Il suffit de songer à cet égard à l'évolution politique récente de l'Italie et des États-Unis, sans oublier le Brésil, l'Ukraine et la Hongrie.

La Palestine ne constitue donc pas une exception à cette règle. Le projet des Pères fondateurs de l'État d'Israël, cependant, avait été nourri par des préocupations humanistes. Le Kibboutz, dans cette optique, incarnait des valeurs égalitaires et un idéal de justice sociale. Netanyahu et ses alliés, les fanatiques religieux, ont donc trahi l'esprit originel du sionisme, d'autant plus que la constitution de l'État d'Israēl affirme sans ambiguité la séparation de l'Eglise et de l'État. 

Dans le cas de la Palestine donc, le néo-fascisme commun aux deux camps implique la confusion troublante du politique et du religieux. Celle-ci est, n'en doutons pas, d'essence moyen-âgeuse. Une telle confusion mène à une barbarie insensée, comme les événements de ces dernières semaines le prouvent. Le nouveau mal radical, dès lors, n'est plus strictement païen, comme c'était le cas avec le nazisme. Il implique au contraire une distorsion et une manipulation délibérées des croyances religieuses dans un but de domination totale de l'autre, comme le démontre également le nationalisme chrétien américain. 

L'ombre de Dieu plane ainsi sur ce mal radical de notre temps. Mais il s'agit d'un Dieu noir d'inspiration proprement satanique. La confusion du religieux et du politique nous ramène ainsi plusieurs siècles en arrière : elle reflète une régression terrifiante qu'il semble bien difficile aujourd'hui de pouvoir enrayer. La haine ne débouche d'ailleurs pas seulement sur le désir de destruction totale de l'autre : elle entraine également des processus d'auto-destruction à grande échelle. Car, à n'en point douter, les violences hallucinantes perpétrées par le Hamas provoquent la misère et le malheur du peuple palestinien. De la même manière, les ultra-orthodoxes israéliens provoquent-ils d'innombables souffrances pour leur peuple tout en exprimant la négation pure et simple de leur identité démocratique. 

Le gouvernement israélien et les médias mainstream emploient à cet égard le terme de terrorisme pour caractériser les actions du Hamas. Mais ce terme me semble peu adéquat. N'oublions pas, en effet, que le gouvernement de Vichy, sous l'Occupation, qualifia de terroristes les résistants qui s'attaquaient à l'armée allemande et aux collaborateurs. Le terme "terroriste" fut donc à l'époque synonyme de combat légitime et nécessaire pour la liberté. De même, les actions terroristes de l'armée républicaine irlandaise contre les soldats anglais qui occupaient l'Irlande du Nord furent-elles parfaitement justifiables. Dans les deux cas, les soi-disant terroristes ne prirent en effet jamais pour cible des civils innocents mais des forces militaires étrangères ou des traitres à leur service. 

Ni pogromistes, ni terroristes, mais bien néo-fascistes. Ces néo-fascistes veulent non seulement tuer le plus grand nombre d'êtres humains possible, mais au-delà, c'est la liberté même qu'ils veulent assassiner, à la fois comme principe et comme réalité. Car le message du Hamas est le suivant : le peuple palestinien ne veut pas de la liberté, il ne veut que la mort de l'autre. Parallèlement, le gouvernement israélien actuel affirme-t-il implicitement que la liberté conçue par les Pères fondateurs de l'État sioniste n'est plus de rigueur et qu'elle doit se soumettre au pouvoir de la force militaire. Le combat essentiel de l'humanité est donc bien aujourd'hui de libérer la Palestine de ces deux pouvoirs maléfiques et profondément mortifères. 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

+ de décryptages du même auteur

2019 © éditions Hermann. Tous droits réservés.
Nous diffusons des cookies afin d'analyser le trafic sur ce site. Les informations concernant l'utilisation que vous faites de notre site nous sont transmises dans cette optique.