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Les relations franco-russes : pour une approche réaliste

publié le 29/01/2020

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Sommet franco-russe du 29 mai 2017 à Versailles, image Wikicommons, © Kremlin.ru

L’invitation cet été de Vladimir Poutine au Fort de Brégançon et le discours d’Emmanuel Macron à la Conférence des ambassadeurs semblent marquer un réchauffement des relations franco-russes. Quels en sont les enjeux ?

  

La diplomatie ne devrait pas relever de la morale (dans ce domaine, il est contre-productif de chercher à rayonner autrement que par l’exemple), mais plutôt d’une prise en compte de la réalité, d’intérêts et de rapports de force. C’est ce que Charles de Gaulle a résumé dans une formule célèbre : « Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. » Or nos dirigeants semblent avoir été longtemps aveugles à ces dernières. Sinon pourquoi traiter la Russie en adversaire – ce qui a été l’attitude de François Hollande et de son Ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius –, plutôt que de chercher son appui dans la lutte contre notre véritable ennemi : le djihadisme sunnite ? 

Le régime de Vladimir Poutine a des défauts, mais ce n’est pas en son nom qu’on a tiré sur des Français assis à la terrasse d’un café ou dans une salle de concert, qu’on a lancé un camion sur les promeneurs à Nice ou égorgé un prêtre de 86 ans sur l’autel de son église. Si la Russie défend ses intérêts, comme les autres puissances défendent les leurs, du moins n’appelle-t-elle pas à assassiner nos concitoyens par tous les moyens, aveuglément, où qu’ils se trouvent. Au contraire des djihadistes qui entendent soumettre les peuples à la charia, la Russie ne cherche plus à imposer son idéologie au reste du monde, comme l’URSS entendait le faire avec le communisme. C’est pourquoi il est absurde de parler d’un retour de la guerre froide, comme on l’entend sans cesse dans les médias. Nous ne sommes plus dans un contexte général d’affrontement entre deux blocs, entre deux systèmes idéologiques incompatibles prétendant triompher l’un de l’autre. Depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, la Russie est redevenue une puissance classique dépourvue d’ambition téléologique. Il est mêmement exagéré d’évoquer une relance de la course aux armements, en dépit du discours annuel sur l’état du pays prononcé le 1er mars 2018 par Vladimir Poutine, discours dans lequel il a présenté de nouvelles armes, notamment des missiles. D’une part, ce discours aux accents patriotiques, fait à quelques jours de l’élection présidentielle, était avant tout destiné aux Russes eux-mêmes ; d’autre part, il ne saurait y avoir aujourd’hui de compétition militaire entre les États-Unis et la Russie, le budget militaire des premiers étant de 700 milliards de dollars contre 70 milliards de dollars pour la seconde… 

Le traitement par les médias de tout ce qui touche à la Russie est empreint d’une défiance excessive, quand il ne s’agit pas d’une franche hostilité. Cette partialité est problématique : elle entretient la confusion et empêche de distinguer où est l’intérêt de la France dans ses rapports avec la Russie.

Une politique étrangère qui ne discerne pas qui est son ennemi principal ne peut qu’errer. Aveuglés par leur dogmatisme, incapables de hiérarchiser les priorités, nos responsables politiques ont engagé la France (dans le cadre d’une Union européenne à la remorque des États-Unis) dans un affrontement feutré, via des sanctionions économiques avec la Russie, après qu’elle a annexé la Crimée (cf. mon article La Crimée russe : assumer l’histoire). Pourtant, ce rattachement de la Crimée à la Russie ne fait pas de celle-ci notre ennemie, pas plus qu’il ne modifie nos intérêts communs. On peut au moins en citer trois, dont l’importance est fondamentale : la lutte contre le djihadisme, déjà évoqué, la défense d’un monde multipolaire, la possibilité de peser face à la Chine.

  

Lutter contre le djihadisme sunnite

On sait qu’entre l’épée et le bouclier la lutte est inégale. Aussi la France ne peut-elle se contenter d’une politique défensive visant à déjouer les attentats en préparation sur son sol. Il lui faut intervenir à l’étranger afin d’y combattre les groupes djihadistes. Or, dans ce combat, la Russie est une alliée indispensable. Elle aussi est frappée par le terrorisme, comme en février 2018, quand à Kizliar, dans la république du Daghestan, un homme a ouvert le feu sur les fidèles d’une église orthodoxe au cri de « Allahu akbar ». En Syrie, son rôle a été déterminant dans la lutte contre l’État islamique, notamment dans la région d’Alep. Aujourd’hui, elle est diplomatiquement incontournable. À l’occasion du G7 de 2017, qui s’est tenu à Lucques au mois d’avril, Angelino Alfano, alors Ministre des Affaires étrangères, rappelait avec bon sens : « nous aurions tort d’isoler la Russie. Sur le conflit syrien, nous n’avons pas d’autre solution que dialoguer avec la Russie car, sans elle, nous n’avons aucune chance de pouvoir jouer un rôle. »   

Un monde multipolaire

La France est une puissance moyenne, peuplée de seulement 65 millions d’habitants, qui n’a pas les moyens de rivaliser avec les États-Unis ou la Chine. L’Union européenne le pourrait-elle ? Peut-être si elle devenait une puissance politique, mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Nous ne pouvons donc aujourd’hui espérer peser sur les événements que dans un monde multipolaire, où forts de plusieurs siècles d’expérience diplomatique nous jouerions un rôle de médiateur. Or, c’est un tel monde que Vladimir Poutine, qui ne veut pas se résoudre à un ordre unipolaire américain, appelle de ses vœux depuis son discours de 2007 donné à l’occasion de la Conférence annuelle sur la sécurité de Munich. 

Dans ce monde multipolaire, s’il est nécessaire que la France ait des alliés, elle doit éviter de se placer entre leurs mains. Il y va de son indépendance. Cela est d’autant plus important aujourd’hui que les États-Unis, abusant de leur force, nous traitent en vassale, exigeant notre alignement sur leur politique extérieure, notamment vis-à-vis de l’Iran, quand ce n’est pas en concurrent, utilisant l’extraterritorialité de leur droit pour lourdement sanctionner nos entreprises. Dans ce contexte, la Russie, dont la politique étrangère a le mérite d’être lisible et cohérente, peut jouer le rôle de contrepoids. Il ne s’agit bien sûr pas de voir en elle une alternative à l’Alliance atlantique, mais un partenaire duquel se rapprocher pour défendre des intérêts communs. 

Résister à la Chine

L’attitude rigide et moralisatrice adoptée vis-à-vis de la Russie depuis 2014 s’est révélée contre-productive. La sanctionner et déployer face à elle des moyens militaires n’a fait que renforcer ses préventions et aiguiser son agressivité. Notre intransigeance la pousse dans les bras de la Chine, qui est notre concurrent direct (Non seulement l’économie chinoise est en passe de devenir la première du monde, mais elle est expansionniste, à la différence de l’économie russe.) Conséquence d’autant plus regrettable que ces deux puissances ne sont pas des alliés naturels, au contraire : l’inexorable développement de la Chine et les nouveaux liens qu’elle tisse avec des pays d’ex-URSS en font la principale rivale de la Russie. Sa proximité géographique (avec une frontière commune de 4250 km en deux morceaux) et son poids démographique laissent même planer à terme la menace d’une annexion de fait d’une partie de la Sibérie russe. 

Face à la Chine, la Russie devrait être notre alliée. Si l’ensemble Union européenne-Russie aurait une chance de résister à l’expansionnisme chinois, ce n’est pas le cas de l’Union européenne et de la Russie prises séparément. Comment dans ces conditions l’Union européenne pourrait-elle faire face à un bloc Chine-Russie ? Emmanuel Macron, dans son discours à la Conférence des ambassadeurs le 27 août 2019, l’a souligné : « Je pense que pousser la Russie loin de l’Europe est une profonde erreur stratégique parce que nous poussons la Russie soit à un isolement qui accroît les tensions, soit à s’allier avec d'autres grandes puissances comme la Chine, qui ne serait pas du tout notre intérêt. » 

Depuis ce discours lucide, six mois ont passé. Pour quel résultat ? Aucun, ou presque, il faut bien le reconnaître… Toute tentative de rapprochement est mal perçue, en France et plus encore dans certains pays d’Europe de l’Est. La Russie continue de faire peur. Réorienter les relations franco-russes et européo-russes nécessiterait de résister à la « démocratie d’opinion » (Renaud Girard). Il faudrait aussi que la Russie soit mieux connue et donc multiplier les échanges, notamment universitaires, culturels, politiques. La raison ne doit pas le céder à l’émotion. Le premier combat à mener, comme souvent, est donc celui des idées. 

Guillaume de Sardes

Guillaume de Sardes est commissaire d'exposition, écrivain-photographe et vidéaste. Il a travaillé pour de nombreux musées en France et à l'étranger (Musée Picasso Paris, Mucem, Frac Paca, Musée YSL de Marrakech, Casa Arabe de Madrid, etc.) et publié une douzaine de livres. Son travail de photographe et vidéaste porte sur les thèmes de l'intime, de l'errance et de la nuit. Contre le manichéisme et le conformisme contemporain, il défend la nuance et la libre pensée, notamment dans le champ de la géopolitique qu'il cultive en amateur.

Auteur de Genet à Tanger

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