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L'éducation en péril : savoir et pouvoir

publié le 04/10/2022

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Illustration de l'auteur-Ombre et nombre

Cet article traite de la crise du système d'éducation dans la France contemporaine : il en souligne les dimensions sociales, culturelles et politiques.

L'éducation est en crise dans la France actuelle. Nombreux sont ceux qui ont déjà effectué ce constat. Je me permettrai ici de rechercher les causes d'une telle situation, mais aussi de fournir d'éventuelles solutions à celle-ci. 

Une première remarque s'impose : le métier d'enseignant n'attire plus, particulièrement au niveau du lycée où les vacances de poste se multiplient. Il est clair que les salaires médiocres offerts à la plupart des enseignants jouent un rôle important dans ce problème. Beaucoup d'entre eux, en effet, gagnent moins de 2000 euros par mois, ce qui est peu par comparaison avec les salaires des cadres du secteur privé ou même des autres fonctionnaires du service public.

Au niveau universitaire, les salaires moyens des Professeurs des Universités, c'est-à-dire des professeurs en fin de carrière, sont aujourd'hui inférieurs de 25 % à ce qu'ils étaient au début des années quatre-vingt. La France est ainsi devenue l'un des pays européens où les salaires de la classe enseignante sont parmi les plus bas, ce qui est surprenant pour un pays qui se vante tellement de sa tradition humaniste.

En outre, la croissance exponentielle des contractuels, c'est-à-dire des travailleurs précaires de l'enseignement, tant au niveau du secondaire que du supérieur, a fait perdre à cette profession l'unique privilège véritable qu'elle possédait par tradition sur les autres: la sécurité d'emploi. L'idéologie néo-libérale s'est ainsi fait de plus en plus ressentir au fil des années dans ce secteur, elle qui soutient fermement la flexibilité du marché du travail. Ainsi trouve-t-on de nos jours dans les universités françaises de nombreux chargés de cours, soit des professeurs qui ne bénéficient pas d'un horaire plein et qui perçoivent en outre des salaires dérisoires compte tenu de leur formation (ils sont en effet titulaires d'un doctorat).

Le dimension socio-économique de cette question est certes non négligeable. Mais elle s'ajoute à d'autres facteurs encore plus fondamentaux et pour tout dire perturbants. Tout d'abord, il faut considérer la perte de statut social et je dirais symbolique de l'enseignant, y compris au niveau universitaire, dans la France contemporaine. Cela peut sembler paradoxal pour un pays qui a fait de l'école, depuis Jules Ferry, l'un des piliers des valeurs républicaines.

Historiquement, un tel phénomène fut engendré en partie par Mai 68, un mouvement libertaire qui se dressa contre les institutions éducatives dominantes et au-delà, contre des processus de transmission du savoir considérés par les étudiants en révolte d'alors comme dépassés et aliénants. Cette critique possédait certes sa légitimité, mais elle favorisa néanmoins, même involontairement, le déclin du prestige et du pouvoir des enseignants définis prioritairement selon la vision politique des soixante-huitards comme des représentants de la classe bourgeoise et de ses valeurs.

Au XXIe siècle, c'est le modèle néo-libéral qui a le plus déstructuré le système d'éducation en France. Pour un tel modèle, en effet, la dimension humaniste traditionnelle de ce système constitue une quantité négligeable. Il s'agit avant tout d'adapter l'éducation aux valeurs de rendement, d'efficacité et de rentabilité qui sont celles du secteur privé. On a pu ainsi assister ces deux dernières décennies en France à une prolifération des écoles de commerce aux quatre coins du pays, écoles qui véhiculent parfaitement les valeurs mentionnées ci-dessus.

Dans la période contemporaine s'est également développée une fausse démocratie du savoir qui ne correspond qu'à un nivellement par le bas des connaissances générales. Au nom de la critique apparente d'une certaine éducation classique basée sur des textes canoniques, un relativisme culturel et intellectuel géneralisé s'est propagé dans tout le système.

Celui-ci, pour simplifier quelque peu les choses, prétend alors que l'enseignement du rap ou des feuilletons télévisés a le même poids que l'étude de la philosophie de Descartes ou de la poésie de Baudelaire. Le principe de tolérance et d'ouverture si cher aux néo-libéraux n'a pu ainsi déboucher que sur une illusion de liberté et sur un déclin profond de la signification à la fois existentielle et éthique du savoir.

À bien des égards, le système d'éducation français d'aujourd'hui n'apprend plus à penser de manière critique. Il se contente le plus souvent de transmettre des informations ponctuelles et des données chiffrées à des jeunes qui, pour la plupart, sont nourris de culture médiatique et de réseaux sociaux. Le règne écrasant des nouvelles technologies a ainsi radicalement transformé les méthodes et le contenu de l'enseignement, que ce soit au niveau du lycée ou au niveau universitaire.

Un bon enseignant et un bon étudiant sont donc aujourd'hui avant tout des personnes capables de jongler avec l'Internet et de surfer sur différents sites. Une telle définition de la compétence pédagogique est pour le moins troublante : elle renverse complètement tout un héritage intellectuel né des Lumières (ou même de la Renaissance). Cet héritage reposait en effet sur la souveraineté des livres et des textes dans la transmission et la communication de la connaissance.

Or, notre époque qui vénère les images et les signes éphémères au nom d'un impératif d'information continue s'attaque au pouvoir éminemment critique et spéculatif des livres. Beaucoup d'étudiants, ainsi, ne lisent plus et surtout ont beaucoup de mal à écrire un texte de longue haleine, eux qui sont maintenant habitués aux messages électroniques instantanés qui meublent leur vie quotidienne. Les nouvelles technologies, en ce sens, perturbent profondément le rapport au langage écrit en imposant des modes d'expression ponctuels et elliptiques.

Lire, en effet, c'est nécessairement prendre son temps, s'arrêter sur des mots et des phrases, méditer sur eux ou errer par la pensée à partir d'eux. C'est ce qu'avait bien montré Barthes dans 'Le Plaisir du texte'. Les nouvelles technologies rendent une telle atitude face au langage écrit particulièrement problématique. Le PowerPoint et ses affirmations rapides et sommaires remplacent ainsi trop souvent une véritable réflexion personnelle sur un sujet donné. Il relève d'une perspective éminemment journalistique et médiatique sur le langage mais aussi sur l'image.

L'idéologie du 'tout tout de suite', caractéristique du néo-libéralisme, privilégie dans cette optique le court-terme dans le rapport au savoir. Mieux vaut donc absorber et ingurgiter un grand nombre de signes faciles à comprendre et immédiatement accessibles que réfléchir dans la durée à un problème et à ses conséquences pour l'humanité. La loi du quantitatif qui découle nécessairement de l'utilisation incessante des nouvelles technologies dans l'enseignement même universitaire provoque ainsi une incapacité généralisée à se concentrer sur une question particulière, ce que bon nombre d'observateurs et de spécialistes définissent aujourd'hui comme un déficit d'attention commun à la majorité des étudiants.

La crise sanitaire a encore accentué cette dépendance des méthodes d'enseignement par rapport aux nouvelles technologies. Elle a en effet obligé de nombreux enseignants et étudiants à se retrouver régulièrement sur Zoom pour leurs classes. Une telle situation a provoqué une dépersonnalisation manifeste de l'enseignement, tout à coup privé de sa dimension authentiquement sociale et de véritable contact humain vécu dans la proximité physique. En outre, la généralisation de l'enseignement virtuel a débouché sur une perte d'engagement des étudiants, c'est-à-dire sur un détachement psychologique croissant vis-à-vis du monde scolaire et universitaire dans son ensemble.

On le voit : les causes d'une telle crise sont multiples. Une des solutions serait sans aucun doute de limiter l'utilisation des nouvelles technologies au strict nécessaire. Il faudrait également rétablir la primauté des textes dans le rapport au savoir, au-delà de la séduction des images et des messages rapides. Le texte, dans cette mesure, ne peut être conçu comme un simple objet de consommation qu'on peut jeter après emploi : il possède une valeur éternelle et universelle. Ainsi, la construction d'un nouvel humanisme adapté aux réalités du XXIe siècle s'avère-t-elle décisive. Elle implique la conscience que le savoir constitue le véritable pouvoir de l'homme, au lieu de sa seule capacité à s'adapter aux exigences purement pratiques du marché.

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

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