publié le 15/12/2020
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L'un des phénomènes les plus troublants de la vie politique française contemporaine est incontestablement le déclin prononcé de la gauche classique. J'entends par gauche classique celle issue de la révolution industrielle et des grandes luttes ouvrières qui lui ont été liées. Cette gauche-là était enracinée dans une longue histoire sociale remontant au XIXe siècle. Le monde du travail a subi au XXIe siècle des transformations profondes sous l'effet de la mondialisation. On est passé d'une économie fondée sur la production industrielle ou même post-industrielle à une économie de spéculation financière et de commerce global reposant sur les nouvelles technologies. Dans ce processus, c'est la notion-même de classe ouvrière qui a perdu une bonne partie de sa signification. Elle a ainsi fait place à une multitude d'esclaves sans nom qui ne constitue plus une classe sociale précise. L'identité de cette gauche des origines s'est donc effritée par la force des choses.
Le récent virage à droite de la société française, qui est actuellement dominée par le néolibéralisme et par l'extrême-droite populiste, implique que la gauche véritable soit devenue une force secondaire, comme le prouve le résultat du premier tour des élections presidentielles de 2017, où le candidat le plus proche idéologiquement de celle-ci ne termina qu'en quatrième place et ne put participer au second tour.
Notre époque témoigne alors d'une régression socio-politique dont on ne voit pas la fin. Elle a ouvert la voie aux démagogues nationalistes qui manipulent habilement les masses en leur offrant des solutions faciles et irréalisables, mais aussi et surtout à un pouvoir technocratique à la solde des élites financières qui a réussi à exploiter le discours sur les minorités pour se donner un vernis progressiste et mieux faire ainsi avaler la pilule du néolibéralisme.
Pour comprendre la gravité d'une telle situation, on doit remonter au siècle dernier et à ses divers mouvements révolutionnaires. En France, l'origine de la gauche moderne fut sans aucun doute la création de la SFIO, la Section Française de l'Internationale Ouvrière, en 1905. Elle avait à sa tête Jean Jaurès, qui fut, on le sait, assassiné par un militant d'extrême-droite à la veille de la Première Guerre mondiale.
Son nom l'indique clairement: la SFIO lia dès le départ son identité politique à la question de la classe ouvrière. La gauche française fut donc bien d'abord une gauche populaire et populiste. Le Congrès de Tours, en 1920, opéra alors une scission entre socialistes et communistes, sans que pour autant cette identité ne soit remise en question dans le contexte d'une société dominée au niveau économique par le capitalisme industriel.
Le second grand moment de la gauche fut l'accession au pouvoir du Front populaire en 1936. Son leader, Léon Blum, était à la fois un authentique homme de gauche et un humaniste. Il ne cessa d'affirmer sa fidélité au principe marxiste de la lutte des classes. Une telle croyance aboutit notamment aux lois historiques des congés payés. Le Parti communiste français de l'époque, dirigé par Maurice Thorez, apporta d'ailleurs son soutien à un tel programme, même s'il ne participa pas officiellement au gouvernement.
La gauche française d'avant-guerre reposa donc sur une conscience sociale qui impliquait prioritairement l'amélioration des conditions de vie et du statut des travailleurs. Elle possédait en outre une importante dimension humaniste: la SFIO fut en effet un mouvement dominé à l'origine par la classe des professeurs, comme l'atteste la formation initiale de Jaurès lui-même.
Un troisième moment-clé dans l'histoire de la gauche française du XXe siècle fut celui de la Résistance sous l'Occupation. On sait que les communistes jouèrent un rôle essentiel dans la lutte armée contre le nazisme, à tel point que le Parti communiste fut connu par la suite comme le « Parti des fusillés ». La gauche française de l'époque démontra alors avec force sa ferveur nationaliste, en dépit du caractère internationaliste de son idéologie. Elle fut bien en ce sens une gauche de patriotes prêts à se sacrifier pour la défense du territoire contre l'ennemi.
On peut donc dire que la gauche française originelle fut à la fois sociale, humaniste et nationaliste. Cette triple inscription était issue d'un contexte historique défini autant par les idéaux révolutionnaires venus de Russie que par deux guerres mondiales, dans un temps où la crise du capitalisme exigeait de nouveaux modes de pensée et d'action collectives.
Par contraste, le néolibéralisme mondialiste qui est en train de détruire la France contemporaine se définit en priorité par des orientations antisociales, antihumanistes et antinationalistes. Il suffit à cet égard de traverser des quartiers de Paris pourtant gentrifiés, comme le Quartier Latin ou le 11e arrondissement, pour être le témoin d'une dévastation sociale choquante, comme le prouvent les nombreux sans-abris qui dorment sur les trottoirs de ces quartiers – un phénomène qui eut été impensable dans les Trente Glorieuses. Ces trois orientations sont le produit d'une vision socio-économique qui lie inévitablement le développement de la liberté à celui de l'individualisme matérialiste, et non plus à ceux de l'égalité et de la fraternité.
Une gauche libérale rompant avec l'héritage populiste de la SFIO et du Front populaire est apparu avec le pouvoir mitterrandien des années quatre-vingt. Le populisme de gauche connut ainsi une défaite historique en 1983, quand le gouvernement dirigé par Pierre Mauroy dut laisser place au pouvoir des technocrates qui imposèrent rapidement de nombreuses privatisations, dont celles des médias. Ce pouvoir récupéra alors des thèmes post-soixante-huitards, comme l'antiracisme et l'écologie, pour séduire les jeunes générations et simultanément appliquer son programme économique au service du Grand Capital.
Il fut en outre le principal instigateur de la nouvelle Europe définie par le Traité de Maastricht, dont on sait les ravages sociaux qu'elle engendre aujourd'hui pour les masses du vieux continent. Ce traité déboucha sur le règne du libre-échange et sur l'affaiblissement de la souveraineté des États-nations.
Le déclin de la gauche originelle se poursuivit avec l'effondrement de l'Union Soviétique au début des années quatre-vingt-dix. Le communisme disparut soudain de l'horizon politique de l'Europe et laissa place à un monde totalement livré à la domination américaine de nature impérialiste. Car le communisme avait toujours constitué pour cette gauche une source d'inspiration révolutionnaire, jusque dans le mouvement de Mai 68 et la constitution du Programme Commun. Un tel événement historique lui porta un coup fatal en projetant l'image d'un capitalisme planétaire sans alternative possible. Avec la disparition du communisme à l'Est, le rêve d'un autre monde que celui régi par les lois du marché et du profit disparut lui aussi.
Que reste-t-il aujourd'hui de cette gauche originelle? Il semble difficile de répondre à une telle question. Nous vivons en effet une époque caractérisée par une grande confusion idéologique, ce que le mouvement des Gilets jaunes, en dépit de son urgence politique et existentielle, démontre. Cette confusion n'avantage pas la gauche, car elle brouille le sens historique réel de valeurs collectives et de principes communautaires.
Les défis que la gauche actuelle rencontre sont d'une extraordinaire complexité. Il serait ainsi tentant de baisser les bras et d'abdiquer toute ambition révolutionnaire face aux pouvoirs oligarchiques qui nous gouvernent. Pourtant, ceux-ci ne disposent que de peu de soutien populaire. Ils sont de plus en plus rejetés par des populations insécurisées et agitées par la colère.
L'avenir de la gauche française passe donc par la réhabilitation de la notion même de Révolution. Car ce ne sont pas les désirs de changement radical qui manquent. Ce qui fait défaut, par contre, c'est un projet politique capable de rassembler et d'unir tous ces désirs dans une cause commune d'essence populaire. Le populisme, ainsi, a été accaparé en grande partie par l'extrême-droite alors qu'il constituait initialement une idée de gauche. Un paradoxe se dessine : celui d'une Révolution future anti-ploutocratique qui devra nécessairement tenir compte des leçons de l'histoire. En ce sens, il s'agit bien de faire renaître le passé sous des formes éminemment contemporaines.