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Poutine et Trump. Humiliation, ressentiment et manipulation

publié le 15/02/2023

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Humilier l’autre est une posture commune à Trump et à Poutine. Le ressentiment qu’ils nourrissent à l’égard de leurs adversaires, ils s’emploient tous deux à le retourner contre tous ceux qu’ils taxent de faibles et qui, pour cette raison, méritent d’être humiliés.

 

Chacun a en mémoire la séance de Poutine rabaissant le responsable en charge des renseignements extérieurs, lors de la réunion du Conseil de sécurité le 21 février 2022 le contraignant à admettre ce à quoi il se refusait initialement ; ou encore Trump se moquant ouvertement des personnalités les plus respectables comme l’infectiologue Fauci, le capitaine Humayun Khan parce que musulman et pourtant mort en Irak, ou encore d’un juge fédéral qui aurait mal conduit un procès contre lui au motif de son origine mexicaine. Cette humiliation contre leurs adversaires, les deux chefs ne la connaissent que trop car elle se nourrit du ressentiment de leur propre identité blessée, dont ils accusent tous les « étrangers » d’en être la cause ; tous les « autres » non nationaux qui profitent du pays hôte : les noirs et latinos pour Trump et pour Poutine, les Ukrainiens ingrats à l’égard de l’ancien protecteur russe. 

Or, que recouvre cette notion de ressentiment ? Nietzsche la comprend comme la grande force négative à l’encontre des forces de la vie ; celle des faibles qui retiennent longtemps leur réponse, et ne cessent de ressasser leur vengeance aux fins de la décharger au moment précis qu’ils ont choisi : quand leur adversaire s’y attend le moins et qu’ils peuvent alors le prendre par surprise et l’anéantissent. Le ressentiment, pour cette raison, est le propre des personnalités qui se dissimulent et qui profitent de circonstances et du temps à leur disposition pour mieux se satisfaire de leurs frustrations. L’homme du ressentiment est un bovin qui mâche et remâche sans cesse sa vengeance. 

Cette rumination incessante de l’humilié, Freud la rattache à la blessure fondamentale dont souffre celui qui s’estime frustré par la réalité, pour mieux nourrir sa haine et ravager l’autre. Le roi Richard II magnifié par Shakespeare en est la figure exemplaire. Difforme de naissance, le roi ne cesse de vouloir se venger d’une nature injuste et cruelle, et tout détruire autour de lui pour mieux compenser son infirmité injustifiable. Enfants, femmes, hommes tous passent au moulinet de sa rage. La haine, miroir inverse de l’amour volé, est à la fois le moteur et le principe de légitimation de l’action.

Ce ressentiment expressif d’un sentiment d’injustice qui blesse au plus profond du narcissisme, Trump et Poutine nous le font largement éprouver. L’humiliation qu’ils ressentent à l’égard du vol de la nation par des étrangers dont ils seraient victimes, ils la transmutent dans leur psychisme malade en façonnant leur propre masse qui, quelles que soient leurs différences en matière de composition sociologique et d’organisation interne, ont en commun d’être l’objet des discours du chef. C’est pourquoi la masse est le lieu de la sublimation de l’amour et de la haine, semblable à une « formation de souhait », pour reprendre le terme que Freud emploie pour définir le rêve et l’hallucination.

Dans cette dynamique, la sexualité occupe une place particulière, faisant de la masse le lieu de « l’inhibition de l’amour quant au but », comme Freud l’expose dans son ouvrage de 1921 Psychologie des masses et analyse du moi. Avec ces termes, le psychanalyste rend compte des dynamiques de sublimation de l’amour qui réunit les membres de la masse entre eux, et tous à l’égard du chef. Ce qui frappe avec les deux présidents, c’est qu’ils lèvent cette inhibition dans leur rapport à leur masse et faisant état de leur amour tombent dans la pornographie.

On le saisit, dans l’excitation qui ne cesse de traverser les membres de la masse unis dans l’amour que leur chef leur adresse comme un père très aimant : Trump exsude de souffrance douloureuse à l’évocation de la perte de l’Eden perdu, la nation américaine qu’il promet de rétablir « great again », et c’est transi d’amour qu’il demande à ses suiveurs, une fois constaté l’échec de l’assaut du capitole de rentrer chez eux. « I know how you feel, I know you hurt, I know your pain ; but go home, and go home in peace ; So go home we love you » et il conclut son adresse par cette promesse de ne jamais oublier : “Go home with love and peace. Remember this day forever”. Poutine, lui aussi se drape dans la posture du père de la nation protégeant ses enfants maltraités dans les contrées voisines. Le jour de l’intégration des 4 provinces ukrainiennes à la Russie, le 30 septembre 2022 il déclare à la mase assemblée sur la place Rouge : « Pendant des décennies, ces gens, on a essayé de leur arracher leur vérité historique, de tuer leurs traditions, on a essayé de les empêcher de parler russe, de renoncer à leur culture et ça n’a pas marché. Les gens dans leur cœur portaient l’amour de leur patrie et le transmettaient à leurs enfants ; et c’est la raison pour laquelle nous disons que la Russie ne fait pas qu’ouvrir les portes de la maison pour nos frères et nos sœurs, elle leur ouvre son cœur. Bienvenue à la maison ! » 

Pour les deux chefs, le sexuel c’est également la jouissance du viol dont ils se vantent publiquement – Trump lorsqu’il fait état de ses désirs sexuels irrépressibles en 2016 provoquant l’indignation jusque dans les rangs des caciques du Parti républicain, ou encore lorsqu’il insulte celles qui l’accusent de viol en leur rétorquant qu’elles ne se sont pas à son goût. Une attitude masculiniste que Poutine revendique à son tour, par exemple lorsqu’il s’adresse à Zelensky au début de la guerre en 2022, en le sommant de s’exécuter et comme une fille, de se coucher devant l’ordre reçu. 

De même, le sexuel transpire de la haine crachée à la face de tous ceux qui pervertissent la nation : les homosexuels, la communauté LGBT, tous ceux qui ne partagent pas l’idéal viriliste des chefs de meute. La masse est une horde et les viols de masse en Ukraine, un signe de ralliement.

Enfin, une autre facette du sexuel se laisse saisir avec l’émergence dans la masse d’individus hors du commun, sortes de prophètes hallucinés, qui se pensent habités par une mission proprement surnaturelle. Dans les deux masses, un même profil de mage apparait, dont on remarque qu’ils portent le même nom : Shaman. Dans la masse qui se rue sur le Capitole, Shaman c’est Jacob Anthony Angeli Chansley, dit Jake Angeli membre de Qanon, qui se pavane, affichant les attributs d’un chef indien, le poitrail découvert et sa longue chevelure arborée comme un trophée saisi à l’ennemi, ses tatouages bariolés et brandissant sa lance de 6 pieds de long, comme un phallus vengeur. Dans la masse russe, c’est le jeune chanteur prénommé lui aussi Shaman qui le 30 septembre 2022, succède à Poutine sur l’estrade devant le Kremlin. Shaman alors entonne son tube fétiche « Je suis russe » dans lequel il clame son désir de liberté et sa volonté de vivre en russe pleinement en harmonie avec la nature environnante, contre le monde ligué contre lui : « Je suis Russe, jusqu’à la fin, je suis Russe, mon sang vient de mon père, je suis Russe, j’ai eu de la chance, je suis Russe en dépit du monde entier ». Affrontement du héros contre tous, et qui trouve sa satisfaction dans sa revendication narcissique.

Ce qu’actualise la masse, par la voix d’un Trump et d’un Poutine, c’est une hallucination : hallucination de leur propre identité façonnée dans les discours d’amour et de haine censées refléter l’image de la communauté perdue mais plus encore de l’identité retrouvée dans et par la masse, sur la base de la valorisation de l’amour des frères et de l’exclusion des étrangers ; hallucination d’une victoire à venir pour une représentation de soi, pure et une, à jamais virginale, à l’instar d’une nation qui retrouverait un état de nature immaculée. En d’autres termes, l’hallucination est une réalité psychique qui, sous l’effet du manque originaire ressenti comme une blessure par celui qui se pense victime d’un préjudice, se trouve substituée à la réalité objective – celle partagée par tous, le sens commun. Une réalité hallucinée qui s’impose à chacun, pour peu que les institutions de la force, la contrainte policière et le meurtre légalisé ne l’imposent comme la seule réalité admissible.  

François Bafoil

François Bafoil est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS (CERI-Sciences Po). Il a notamment publié chez Hermann "L’inlassable désir de meurtre" (2017), "Max Weber, Réalisme, rêverie et désir de puissance" (2018) et "Freud et Weber, L'hérédité – races, masses et tradition" (2019) et "Psychologie politique du populisme" (2023).

Auteur de Psychologie politique du populisme

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