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Philippe Sollers in memoriam

publié le 09/05/2023

couverture-tribune

Hermann, photomontage

L'écrivain avait collaboré à plusieurs reprises avec la maison Hermann. Notamment avec la publication en 2006 de Fleurs – le Grand roman de l'érotisme floral. Pour lui rendre hommage, voici quelques extraits inédits, petit florilège, d'un entretien publié dans L'Argilète.

  

Philippe Sollers n’est plus, et les hommages fleurissent. La plupart sont plus beaux, plus justes et plus vrais que celui que j’ai en vain tenté d’écrire… Sans doute ne suis-je pas le plus légitime pour évoquer son souvenir. Tout au plus aurais-je pu recueillir les souvenirs de nos entrevues, mais retranscrire les lointains échos de nos discussions, son rire, ses taquineries, ses conseils, ses facéties et nos désaccords aussi me paraissait déplacé.

Pour honorer sa mémoire, j’ai préféré lui céder la parole, en reproduisant ci-dessous un extrait inédit de l’entretien que nous avions réalisé, avec Guillaume de Sardes, en octobre 2008 pour le 1er numéro de la revue L’Argilète sur le thème : « Peut-on évaluer un texte littéraire ? »

« A.C.: Avant de commencer notre entretien sur la notion de ‘‘valeur’’ en littérature, je voulais faire écho à la réticence que vous m’aviez annoncée, à propos de ce terme, auquel vous préfériez celui de grandeur.

Ph. S.: Oui, j’hésite sur le mot valeur. C’est un terme financier. On parle de ‘‘valeurs actuelles’’, de ‘‘valeurs monétaires’’, etc. Le mot valeur est réducteur. La valeur d’échange a tout détruit. Elle a pris le pas sur la valeur d’usage (si vous permettez d’être, encore pour un instant, un peu marxiste). Le grand est gratuit. La grandeur est une telle richesse qu’elle ne peut plus être évaluée. Le grand ne s’évalue pas. Il se reconnaît. Au premier coup d’œil ! Voilà pourquoi je préfère le mot de grandeur. Il n’est pas contaminé par des référents financiers.

[…]

La grandeur est un oui, un acquiescement, un remerciement par rapport au temps. L’appel de la grandeur peut ainsi vous stimuler. Alors, c’est le sentiment d’humilité créatrice que vous éprouvez. […] En exergue à mon prochain roman, j’ai mis cette phrase, tirée d’un évangile apocryphe : ‘‘Bienheureux celui qui est avant d’avoir été, car celui qui est a été et sera.’’ Voilà la gnose ! Voilà la reconnaissance par rapport au temps !

La grandeur n’a pas donc pas nécessairement rapport à l’originalité, comme le prétendent tant de gens aujourd’hui ?

L’originalité est une idée moderne. Oui, le grand est unique : il surgit là où personne ne l’attend. Mais il dialogue avec les autres. Il est ouvert sur les autres. Il n’est pas indépendant. C’est très mystérieux, vous savez, ce dialogue du grand avec lui-même. L’originalité suppose une indifférence avec le reste. L’originalité est arrogante. La grandeur, elle, impose une humilité créatrice. Les grands artistes, certes, sont ambitieux. Mais par humilité. Le petit est arrogant. Barthes parlait de ‘‘l’arrogance des paumés’’. Pour qu’il y ait grandeur, il faut qu’il y ait humilité. Mais il faut qu’il y ait humilité créatrice. Sinon, l’humilité ne fait pas œuvre : elle n’est que recueillement, que religion. L’originalité, par son arrogance, est donc du côté de la petitesse. Elle est peut-être l’arme de propagande de la petitesse, qui veut faire rupture avec l’histoire, avec la tradition, avec le temps. Demandons-nous donc où en est la propagande du petit par rapport au grand ? Où en est la volonté d’oubli, de falsification ? Où en sont l’ignorance encouragée et l’illettrisme dévastateur ?

Je crois qu’une œuvre de langage ne peut pas faire l’économie des connaissances scientifiques de son temps. Il faut connaître la science et les arts. La connaissance, le savoir, le goût du savoir est un premier pas vers la grandeur. […] J’ai inventé un terme, pour désigner cette défaillance de la lecture, cette faiblesse de notre attention à la parole : le terme ‘‘oublir’’. Je crois que la dévastation planétaire à laquelle nous assistons s’accompagne d’une dévastation psychologique : l’individu humain est dévasté dans sa fonction langagière. Il ne lit plus, ou il oublie aussitôt ce qu’il lit. Je ne veux pas être ‘‘oublu’’. […] L’oublu, c’est l’échec de la lecture. Et la grandeur ne peut être oublieuse de l’histoire et du temps. »

Cher Philippe Sollers, vous ne serez pas oublu.

Arthur COHEN

Arthur Cohen, agrégé de philosophie, est éditeur.

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