publié le 02/09/2019
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Un livre n’est pas seulement un ensemble de feuilles reliées destinées à transmettre un certain contenu (ou message) à un large public. Bien plus qu’un simple support de l’écriture, il interagit tout d’abord avec nos sens. La vue, bien sûr, qui découvre sa mise en page, sa présentation et son iconographie ; le toucher qui apprécie le grain du papier et sa texture ; l’ouïe qui perçoit les bruissements des pages qui se tournent ; et enfin l’odorat qui s’imprègne du parfum qu’il exhale. Mais bien au-delà de toutes ces sensations, il produit surtout une intense émotion et laisse une empreinte indélébile. En effet, qu’il s’agisse de grands classiques de la littérature, de romans, d’essais ou de biographies, chacun de nous se souvient encore de ce qu’il a pu ressentir en les lisant. Quels que soient leur propos, ils entretiennent avec nous une relation intime particulière.
Dans Les mots (1964), Jean-Paul Sartre raconte qu’après la disparition de son père, il hérita des livres qui lui avaient appartenu et qu’il découvrit dans les marges de ceux-ci « des griffonnages indéchiffrables, signes morts d’une petite illumination qui fut vivante ». Dans son cas, les livres apparaissent comme la transmission posthume d’un patrimoine familial et comme l’unique trace tangible d’un passage sur notre Terre.
En science et en histoire des sciences, les seuls documents susceptibles de nous fournir quelques indications sur la vie et l’œuvre de grands savants sont leurs écrits, leurs correspondances et leurs livres. Ils sont autant de témoignages de leur pensée et de leurs personnalités aujourd’hui disparues. Dans son ouvrage La Valeur de la Science (1905), Henri Poincaré a écrit :
La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit, mais c’est cet éclair qui est tout.
En effet, mais rien n’est plus difficile que de saisir la pensée fugitive d’une personne qui n’est plus de ce monde. Les livres nous offrent cette possibilité incroyable de la restituer presque à l’identique et telle qu’elle a été conçue dans un tout autre espace-temps. En ce sens, ils constituent, me semble-t-il, le patrimoine matériel de la pensée humaine.
Un très bel échantillon en est présenté à la Fondation Martin Bodmer, à Genève, où les écrits les plus anciens jusqu’aux plus récents retracent l’histoire de la civilisation en proposant un parcours chronologique qui couvre quelques cinq mille ans depuis la découverte de l’écriture. Parmi les documents les plus rares exposés se trouvent des papyri contenant des fragments de l’Ancien et du Nouveau Testament, un exemplaire de la Bible de Gutenberg, des incunables dédiés à la Comédie de Dante, les Principia de Newton annotés de la main même de Leibniz, des partitions autographes de Mozart ainsi que l’une des premières éditions des Fleurs du Mal de Baudelaire. Cette « mémoire de l’humanité » donne à la fois une sorte de vertige et incite à une profonde réflexion sur notre manière de conserver un tel patrimoine.
Depuis l’avènement d’internet et avec l’augmentation exponentielle de la capacité de stockage des microprocesseurs, les humanités numériques se sont considérablement développées. Nos bibliothèques ne contiennent plus désormais de beaux et rares volumes mais de simples kilooctets enfouis quelque part dans les confins de nos ordinateurs.
En 1959, le physicien américain Richard Feynman (Prix Nobel 1965) lança le défi suivant à l’auditoire sidéré :
Pourquoi ne pas écrire les vingt-quatre volumes de l’Encyclopaedia Britannica sur une tête d'épingle ?
Moins de trente ans plus tard, le défi était relevé ! Le charme des « vieux bouquins », dont les pages jaunies par le temps nous renvoyaient vers des siècles passés, a laissé la place à une certaine forme de modernité. Mais à quel prix ! Certes, l’homme du vingt-et-unième siècle ne s’encombre plus de ces ouvrages désuets et aujourd’hui numérisés, mais n’en a-t-il pas pour autant perdu la mémoire ? Cette remarquable démonstration ou cette belle citation, qu’il savait jadis retrouver dans un livre posé sur l’étagère de sa bibliothèque, n’est-elle pas devenue inaccessible à cause de cette dématérialisation forcenée qui rend de plus en plus volatiles les informations que nous consultons maintenant en ligne ou dans nos ordinateurs ?
De récentes études montrent pourtant que le « taux de mémorisation » d’une information est plus faible sur internet qu’à partir d’un support papier. En effet, lorsque vous aurez fini de lire cet article, la moitié aura disparu de votre mémoire en moins d’une heure. C’est la raison pour laquelle certains n’hésitent pas à qualifier ce phénomène de « digital amnesia ». Néanmoins, l’édition papier disparaît peu à peu chaque jour au profit de l’édition numérique suivant en cela l’inexorable marche d’un soi-disant progrès… Ironie du sort ou signe des temps, Bill Gates, l’un des deux principaux pionniers avec Steve Jobs de l’avènement du numérique dans notre quotidien a racheté pour la modique somme de 30 millions de dollars l’un des livres les plus précieux au monde le Codex Leicester de Léonard de Vinci…
Si la numérisation de documents a grandement contribué à la sauvegarde de manuscrits qui n’étaient même plus consultables en bibliothèque et à leur diffusion auprès d’un plus large lectorat, le bouleversement qui s’est opéré dans le changement de mode de lecture de bon nombre d’entre nous participe progressivement à la disparition de l’édition papier. Sans sombrer dans une perspective catastrophiste, on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’il adviendrait si les informations numérisées stockées dans les centres de données ou data centre via nos clouds étaient perdues. Que se passerait-il s’il s’agissait de numérisation d’incunables dont on n’aurait pas conservé de copies ?
Si l’ergonomie des nouvelles « liseuses numériques » alliée à l’augmentation de la durée des batteries offre une grande indépendance au « lecteur numérique », le livre dans sa version papier reste, à mon sens, l’une des plus belles inventions humaines pour apprendre, découvrir, rêver et penser en homme libre.