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De l’essence de la combustion au changement climatique

publié le 01/12/2025

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Lignite © Adobe Stock

Depuis les premières mises en garde de F. G. Jünger, l’écologie chemine, sur un mode toutefois dépassé par l’intensification planétaire des phénomènes de combustion. Sa rationalité propre ne suffit donc pas à dévoiler les causes de cet échec.

La énième édition actuelle des ‘COP climatiques’ (acronyme phonétiquement lourd dont peu d’entre nous connaissent la signification) apparaît désormais comme un rituel plus anxiolytique qu’effectif. Des forces archaïques, adverses tout autant qu’actuelles, seraient à l’œuvre.

Partons d’un peu plus loin. Les normes européennes de convenances individuelles devenues mondiales ont abouti à un enlacement chimérique entre la poursuite centrifuge de la recherche de puissance et la quête, centripète elle, du confort. Ces deux dynamiques se collisionnent dans la jouissance. La jouissance implique généralement la domination sur la matière, la substance, dit-on en philosophie. Comme l’a bien montré Bachelard, dans la Psychanalyse du feu par exemple, tout vis-à-vis moderne face à la substance est subrepticement conditionné par les rapports mythiques, ou inconscients, souvent refoulés dès l’adolescence, à cette substance : elle qui, parée de sa forme, de sa couleur, de son odeur (ses attributs organoleptiques) et de son origine géographique, rebute, intrigue, séduit, fascine.

Dominer la substance, c’est donc l’amener à la mort pour un dividende maximal. En commençant par la fumée du chamane, l’action de nos sociétés industrieuses fissure chimiquement la substance fossile en s’immisçant dans ses espaces interatomiques. Nous la reconfigurons, le plus souvent en carbone oxydé, par la combustion. La découverte du charbon à vocation industrielle, confortée par celle du pétrole, puis leurs usages, n’ont fait que révéler le caractère destinal de cette bascule du mythe prométhéen au travailleur des mines, à l’ingénieur chimiste et au physicien, jusqu’à la fission atomique et sa contrepartie, des déchets éternels. 

Proposons ici un renversement de cette immédiateté, fondé sur la position de dépassement dialectique de tous les âges géologiques de la Terre par la conscience humaine, comme Hegel le propose, certes sur un plan culturel, dans la Raison dans l’histoire. Si l’on considère cette bascule décrite ci-dessus comme essentielle à la propagation mondiale de la signature occidentale, pourquoi ne pas aborder le problème de l’addiction actuelle à la combustion à l’aide des questions suivantes : Quelle est l’essence de cette combustion ? N’est-elle qu’utilitaire ? Ou cet utilitaire efficace n’est-il qu’une concrétion dissimulatrice d’une autre cause ?

Charbon et pétrole sont des sécrétions issues d’un passé géologique appelé Carbonifère et possèdent en conséquence des caractères organoleptiques qui lui sont liés : richesse, intensité et chaleur des couleurs : irisations du noir vers l’outre-noir pourrait dire Soulages pour la lignite, le charbon et le pétrole lourd, jaune-orangé chaleureux pour le pétrole léger, luisance, viscosité figurant une forme de lenteur, d’inertie, de réticence équivoque à un devenir explosif, la combustion, donc retenue dans une stase. L’obsidienne des volcans serait leur analogue dans le règne minéral.

Progresser de manière plus fidèle dans notre vis-à-vis à ces substances implique d’investir spéculativement ce dont elles émanent, c’est-à-dire un âge géologique aujourd’hui apparemment inopérant dans nos quotidiennetés. Ces substances organiques sont nées au Carbonifère, l’âge de production du carbone organique, de la chair de la Terre, pourrait-on dire de manière à peine métaphorique, il y a 300 millions d’années. Il est nécessaire de plonger dans cette ambiance paléo-géologique pour approcher, dirait-on, la cause initiale de ces substances, leur matrice originelle qui conditionne lourdement, voire fonde, leurs caractères actuels. Comme succinctement évoqué plus haut, les forces terrestres elles-mêmes ont circonscrit et surmonté cette époque monstrueusement anabolique puisqu’elles l’ont englouti sous forme de gisements. Le Carbonifère apparaît être, en se fondant sur des données scientifiques, un organe atemporel, une entité gestationnelle chaude et humide à l’échelle planétaire, au sein de laquelle le niveau de production de biomasse animale et végétale carbonée et déclinée en une diversité époustouflante de formes n’a jamais pu être égalé. Les forêts y connaissent de nombreux cycles de développement et de recul liés à des épisodes réguliers d’affaissement qui entraînent la submersion par les eaux. Tous ces déploiements et involutions façonnent les bouillonnements organiques qui s’y épanouissent et s’y remplacent pendant des millions d’années sans la moindre apparition de fonctions cognitives conscientes. Les hordes de vie s’y encouragent et s’y dévorent selon le paradigme de pure et simple sensibilité, engluées dans un temps inchoatif. Au temps ‘sauvage’ admirablement représenté par le Carbonifère, privé de toute durée et constance, clôt sur lui-même, et désormais englouti, succède des millions d’années plus tard, mais sur la même scène, notre Terre, un temps qui se déclôt. Il s'agit alors d'un temps fendu et structuré par la conscience, sur un présent non plus simplement senti mais ressenti, un temps culturel, le nôtre.

Notre rapport aux substances fossiles est nécessairement, nous le disions, conditionné par les résidus de cette ambiance envers laquelle nous sommes devenus désormais non plus seulement logistiquement, mais aussi culturellement, dépendants. Cette dépendance dit le conflit refoulé entre les âges carbonique et désormais technique de notre aventure, mieux théorisé par l’Überwindung schellingienne que l’Aufhebung hégélienne, c’est-à-dire un conflit resté oppositionnel, non dépassé ni intégré. Qui n’a jamais été, enfant voire adulte, fasciné-ET-rebuté par l’odeur de l’essence, faisant identité, essence donc, avec précisément l’essence de nos stations-services, non-lieu par essence ? Qui n’a jamais été conquis-ET-saturé par l’essentialité des huiles essentielles, dites là aussi essentielles par l’immédiateté entre source et odeur qu’elles imposent ? Dans les deux cas, il est intéressant de constater que ces deux groupes de substances vénéneuses sont sur le point de se consumer, qu’elles le désirent presque, et qu’en cela, elles se montrent captieuses envers nous.

Comme me permet de le penser Christophe Bouton dans ses commentaires des Âges du Monde de Schelling, en menant le Carbonifère à son maximum par la flamme de la combustion contemporaine, nous amenons nécessairement à nous-mêmes son concept. Dépendantes du Carbonifère, nos combustions puisent à cette ambiance parménidienne gestationnelle mise à la portée de nos dystopies post-modernes qui s’y sécurisent malgré leur certitude de s’y attaquer par combustion. La puissance absolue des mères, auxquelles Goethe rapporte inopinément la connaissance dans le Faust, nous est donc à nouveau accessible par ces substances auxquelles l’on croit puiser d’une manière virile par le forage ou l’éventration minière, tout en tentant d’y échapper par les innombrables projets et voyages cosmopolites que leurs utilisations permettent en retour. La flamme, un des rares processus totalisants accessibles au genre humain, inaugurée par le zoroastrisme, éprouvée par Prométhée, et méditée par Novalis peut inviter à une telle fascination. Un dépassement fondé sur la connaissance rationnelle des substances impliquées, c’est-à-dire prenant en compte les caractères de leur matrice paléo-géologique, et soutenant la tension de notre vis-à-vis avec elles, condition pour un regard résolutif de ces impensés, serait préférable. Dans ce processus spéculatif millénaire, il s’agit de s’exercer à approcher les bénéfices d’une certaine finitude, mais effective, d’une sortie progressive du monde des essences par la pensée systémique de leur manifestations.

Pour le dire autrement, c’est probablement notre imprégnation par tous ces réseaux mythiques relevant du feu, de la flamme, de la fumée, et de la combustion, convergeant vers cette ancienne fonction carbonifère, mais aujourd’hui rigidifiés sous une forme dangereusement climatique, qu’il faudrait assumer publiquement s’il s’agissait de penser plus avant notre relation aux substances fossiles.

Romain Parent

Romain Parent est pharmacien et docteur en virologie. Il est chargé de recherches (Inserm) au Centre de recherches en cancérologie de Lyon. Il anime une UE d’épistémologie à l’université Claude Bernard, dans le dessein d’y articuler la philosophie continentale à l’oncologie moléculaire et médicale.

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