publié le 25/08/2023
Le débat sur ChatGPT n’est pas près de s’éteindre. Il faut dire que l’outil conçu par OpenAI justifie une telle fièvre puisqu’il renvoie à la préhistoire tous les chatbots précédents.
Les enseignants ont été parmi les premiers à s’inquiéter de ses possibles usages. Pour l’immense majorité d’entre eux, l’équation est simple : ChatGPT = triche.
Une telle réaction, un peu hâtive, voire pavlovienne, m’a ramené quarante ans en arrière, dans les années 80, lorsqu’est arrivé dans les écoles un outil au moins aussi disruptif que ChatGPT : la calculatrice programmable.
J'étais alors jeune professeur de mathématiques en lycée professionnel. Le ton et le contenu des critiques ressemblaient à ceux d’aujourd’hui : “Les élèves ne sauront plus compter !”, “On encourage la triche !”, “La calculatrice rend idiot”, “Il faut interdire les calculatrices !”, etc.
Les institutions d’enseignement craignaient de ne plus être en mesure d’évaluer le vrai niveau des élèves. Comment savoir, en effet, si un élève est capable de réaliser une opération de base, par exemple multiplier 15 par 8, s’il dispose d’une calculatrice pour le faire à sa place ? De même, comment vérifier aujourd’hui qu’une étudiante est l’auteur de son mémoire si elle peut compter sur un outil susceptible de l’écrire à sa place ?
C’est une préoccupation légitime. L’école est faite pour que les élèves s’approprient des connaissances et des compétences. S'il n'y a aucun moyen de savoir si les “apprenants” ont bel et bien “appris”, on tourne en rond.
Cela dit, en réagissant par l’interdiction pure et simple, on aborde le sujet par le bas, alors qu’il faudrait au contraire l’aborder par le haut.
Comment ai-je fait, il y a quarante ans ? Certains problèmes étaient devenus trop simples à résoudre à cause de la calculatrice ? Eh bien, je n’ai pas interdit la calculatrice pour que mes élèves continuent de résoudre seuls des problèmes simples – je leur ai laissé la calculatrice et leur ai appris à s’en servir correctement pour résoudre des problèmes...plus compliqués ! C'est ainsi qu’on crée de la valeur ajoutée et qu’on fait monter le niveau scolaire.
Bien sûr, une telle démarche, pour fonctionner, suppose de respecter plusieurs règles pédagogiques.
La première est de ne pas transiger sur les savoirs et savoir-faire de base. En matière d’algèbre, par exemple, il ne me paraît pas inquiétant qu’un élève ne puisse pas donner, de tête, le résultat exact de la multiplication de 50,3 par 1088,2. En revanche, s’il n’est pas capable de dire que le résultat sera légèrement supérieur à 50 000, c’est qu’il ne maîtrise pas les ordres de grandeur. Cela révèle un problème d’apprentissage. Or, ce que mobilise l’apprentissage en termes de ressources mentales, mais aussi comportementales (motivation, ouverture, créativité), aucune machine, fût-elle aussi puissante que ChatGPT, ne pourra jamais en disposer.
La deuxième règle à respecter porte sur l’évaluation. Les enseignants doivent accepter de faire évoluer le contenu des examens, contrôles, devoirs sur table, devoirs maison, interrogations, etc. Comme le dit Alain Goudey, expert du numérique et directeur général adjoint de la business school NEOMA, “si ChatGPT réussit l’examen, il faut changer l’examen !” (Le Figaro, 25/01/23)
Mais il est vrai que, pour un enseignant, renouveler son répertoire d’évaluations prend du temps et de l’énergie... Or, j'ai l’impression que, dans l’indignation exprimée par certains professeurs contre ChatGPT, entre beaucoup de paresse – ou à tout le moins une réticence à examiner leurs pratiques habituelles.
La troisième règle, enfin, la plus importante sans doute, qui englobe au fond les deux précédentes, c’est la formation. Calculatrice il y a quarante ans ou ChatGPT aujourd’hui, il n’y a pas d'alternative pour éviter de subir : il faut former et se former.
A l’époque de la calculatrice, j’avais suivi de longues heures de formation, non seulement pour savoir utiliser l’outil, mais aussi pour pouvoir en tirer le maximum de profit au plan pédagogique. Ce qui m’a permis ensuite de former mes élèves dans la même optique. Ainsi, je leur enseignais, non seulement à résoudre des exercices plus compliqués que la moyenne, mais de surcroît à exploiter à fond les fonctionnalités d’un dispositif scientifique de haute volée (pour l’époque). Valeur ajoutée multipliée par deux, montée en compétence au carré !
Les auxiliaires techniques que sont les outils numériques doivent nous inciter à mieux exploiter notre intelligence, en la sollicitant pour ce qu’elle seule peut réaliser. Lorsque l’homme du Mésolithique a compris que sa survie serait moins aléatoire s’il domestiquait les chèvres plutôt que de leur courir après, il ne s’est pas demandé s’il risquait, ce faisant, de perdre l’usage de ses jambes… On me rétorquera que, dans la situation actuelle, il n’est pas question de survie. Ce n’est pas si évident : tous ceux qui, volontairement ou involontairement, se laissent distancer par la transformation de nos modes de vie liée au numérique risquent de dévisser complètement.
Qu’on le veuille ou non, la vague ChatGPT passera, comme toutes les innovations qui répondent à des besoins et des désirs de l’être humain. Plutôt que de prétendre, croire ou espérer qu’on arrêtera cette vague à coup d’arguties indignées et d’interdits inapplicables, il vaudrait mieux apprendre à la surfer.