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Le retour du pull moche

publié le 19/12/2023

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North Charleston from North Charleston, SC, United States, CC BY-SA 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0>, via Wikimedia Commons

Depuis quelques jours, nous assistons au retour désormais annuel du pull moche. Mais pas n'importe quelle mocheté. Une mocheté codifiée et devenue inclusive, humaniste, militante. Une "imbeauté" qui entend louer les beautés mineures et mochetés tendres du réel.

À quoi reconnait-on que l'on approche des fêtes de Noël ? Aux lumières qui se mettent à garnir les arbres de nos rues, aux publicités de jouets qui se multiplient à la télévision, au froid qui nous fait depuis quelques semaines ressortir nos gros manteaux... et notre désormais traditionnel pull moche. Car c'est à présent devenu inévitable, ancré dans nos habitudes et un véritable fait de société : décembre est désormais le mois du retour du pull moche. Mais pas n'importe lequel. Une mocheté codifiée et devenue mainstream, celle d'un tricot aux couleurs vives, principalement rouge et vert, forcément, et flanqué de motifs hivernaux tels que sapins illuminés de guirlandes, branches de houx, boules multicolores, luges, cervidés débonnaires tout droit sortis d'un mauvais film d'animation, pères Noël et lutins. Un rituel vestimentaire qui n'a cependant pas toujours été pratiqué en France et qui, avant de devenir ce signe ostentatoire d'appartenance à la grande communauté transnationale des adeptes friendly d'un consumérisme joyeux et connecté, n'était pratiqué qu'Outre-Manche et Outre-Atlantique.

Expression d'un sens de l'autodérision caractéristique de l'esprit anglo-saxon, revêtir un pull-over à la décoration kitsch pouvait également rappeler ces chandails tricotés avec plus ou moins de talent et de bon goût par une grand-mère pleine d'attention et d'affection qu'il convenait d'honorer et de ne pas vexer. Beaucoup se souviennent ainsi de ce passage du film Le journal de Bridget Jones (film de Sharon Maguire sorti en 2001) dans lequel l'héroïne incarnée par l'actrice Renée Zellweger n'en revient pas de voir l'homme qu'elle convoite, un brillant mais austère avocat joué par le flegmatique Colin Firth, porter un pull vert illustré d'une tête d'élan. L'effet comique de cette scène reposait alors sur le contraste et le décalage qui résidait entre son visage grave et le ridicule de son tricot. Un ridicule qui se cultive donc aujourd'hui dans une société acquise à la culture de la surenchère et de l'improbable comme en atteste le succès viral des challenges sur les réseaux sociaux. Dès lors voyons-nous depuis quelques années déjà se multiplier les concours de pull moche dans les entreprises ou entre amis, comme l'organisation annuelle d'un championnat mondial du pull moche dont la septième édition se tint le 2 décembre dernier à Albi. 

Autre exemple d'une mondialisation des pratiques festives comme peut l'être également le remplacement de notre fête de la Toussaint par les processions de zombies et autres monstres hollywoodiens d'un Halloween devenu planétaire, le port annuel de ce pull moche doit bien sûr son succès à la bonhomie et à l'esprit de légèreté qu'il provoque et entretient, en une époque au contraire en proie au désenchantement et à l'angoisse. Cette nouvelle mode permet dès lors d'instiller une dose salvatrice de fantaisie bon enfant dans notre quotidien marqué par les annonces chroniques de drames et de catastrophes passés comme à venir, tout comme elle se révèle créer de la relation, qu'elle soit familiale, amicale ou professionnelle, et nous offre l'occasion de prendre du recul sur notre personnalité habituelle. On peut en ce sens voir une sorte d'effet cathartique dans le fait de porter fièrement et ostensiblement un pull ridicule qui devient soudain le moyen de relâcher la pression inhérente à une société néo-libérale adepte de la performance et de l'efficacité, qui fait de nous de véritables entrepreneurs de l'intime appelés à optimiser nos activités diverses dans des emplois du temps toujours plus surchargés et des community managers experts en viralité numérique. Le pull moche devient alors comme une soupape qui permet de dépressuriser notre existence en nous libérant du besoin de faire « bonne figure » jusque dans notre intimité désormais elle aussi livrée au regard et à l'approbation de notre communauté. S'y retrouve en cela un esprit carnavalesque où s'inversent les valeurs esthétiques et relationnelles qui ont cours toute l'année. Là où les pauvres et les indigents prenaient le pouvoir de la rue et élisaient leur Roi au Moyen Âge le temps des festivités, les personnes les plus sérieuses et les plus soucieuses de leur look arborent à présent un tricot moche et bête, cédant à une légèreté pop contagieuse. Un droit, voire un devoir à la décontraction qui n'en finit pas de s'imposer dans nos sociétés du like et du smiley et qui fait de la mocheté revendiquée de ces vêtements l'expression d'une singularité dans un esprit de contre-culture paradoxal. Ne voulant pas prendre le risque de nous couper totalement de cette mondialité culturelle que nous adorons autant que nous détestons, nous tentons de la détourner pour en faire une culture mondiale personnalisée. Nous sommes ainsi prêts à rire de nous, mais en même temps et avec les mêmes armes que les autres. Une singularité collective qui voit aujourd'hui dans le moche la nouvelle valeur anesthétique d'une culture du décalage mainstream. Une mocheté désormais revendiquée pour son humanité modeste qui se fait dès lors imbeauté (Bertrand Naivin, Cachez ce Beau que je ne saurais voir !, Paris, Hermann, 2023) par le dépassement qu'elle instaure d'une culture de la perfection et de l'artifice déshumanisant de plus en plus rejetée par une jeune génération demandeuse au contraire de simplicité et de sincérité. 

L'heure est donc aujourd'hui au second degré et à la dérision. En témoigne cette autre passion noëlesque qu'est la ferveur elle aussi annuelle du titre All I Want for Christmas is You de la chanteuse américaine Mariah Carey. Enregistrée en 1994, cette version très soul et à l'enthousiasme communicatif est en effet devenue depuis quelques années l'hymne officiel des fêtes de fin d'année. Un succès qui, bien au-delà des qualités vocales de l'artiste et musicales du morceau révèle lui aussi une culture du décalage et de la dérision. Car ce qu'on y aime désormais, c'est justement ce je-ne-sais-quoi d'has-been de cette belle blonde habillée d'une courte robe rouge et blanche qui s'amuse et chante dans la neige sur un air rythmé par des grelots et autres inévitables cloches de Noël. De même son talent vocal fait-il désormais rire en évoquant un ancien monde qui put dominer les charts mondiaux jusqu'au milieu des années 90 et l'avènement d'une musicalité moins grandiloquente (avec notamment le grunge, le rap et le glitch en musique électronique). Dernière descendante d'une longue histoire de grandes voix que purent être Barbara Streisand, Céline Dion ou Whitney Houston, Mariah Carey incarne dès lors une époque encore habitée par ce positivisme forcené d'une Amérique néo-libérale alors en majesté, rayonnant sur la culture mondiale, pourvoyeuse indétrônable d'une consommation sans complexe et puissance diplomatique auto-proclamée. Un temps désormais révolu depuis que la chute des tours jumelles du World Trade Center le 11 septembre 2001 ne sape les velléités de belligérance planétaire d'un empire perçu de plus en plus comme en fin de règne ; que l'évidence d'un réchauffement climatique inévitable menace à court terme la vivabilité de la terre ; et que ne cessent d'émerger grâce à de nouveaux canaux de diffusion davantage démocratiques et ouverts d'autres cultures dans une mondialité à présent résolument inclusive. 

S'extasier en écoutant le tube noëlesque de cette diva nineties revient dès lors à témoigner d'un goût pour le décalage en affichant son affection pour une chanson démodée et kitsch en même temps que s'y révèle un véritable besoin de légèreté et une envie de ne pas se prendre au sérieux pour mieux conjurer un présent quant à lui trop sérieux par ses crises à répétition. 

Revêtir un pull moche et écouter Mariah Carey pourrait donc bien revenir à se replonger dans une enfance, ou pour les plus jeunes dans une époque où les grand-mères avaient encore le temps et le plaisir de tricoter des chandails à leurs petits-enfants et où la neige n'était pas encore menacée par ces hivers caniculaires qu'on nous promet désormais. Une insouciance et une niaiserie gaies dont nous avons à présent cruellement besoin. 

Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, chercheur associé au laboratoire AIAC (Arts des Images et Art Contemporain), enseignant et conférencier, ses recherches actuelles portent sur la vie connectée et l’art à l’heure des médias sociaux. Il interroge les incidences de ce qu’il appelle la « tech-sistence » sur notre rapport aux images, au monde, aux autres et à nous-mêmes et questionne l’émergence de ce nouvel ethos hyperconnecté.

Auteur de Cachez ce Beau que je ne saurais voir !

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